Un jour, les habitants de Varrak, dont certains étaient habités depuis des générations, ont vu des fonctionnaires mesurer leurs maisons avant la démolition. Depuis, cette île agricole populaire s’est rebellée contre un projet de développement contrôlé par l’armée.

Des manifestations, des affrontements et des arrestations ont commencé à la mi-août « lorsque les autorités ont donné quatre jours aux habitants des zones que le gouvernement avait empêché de quitter », a déclaré à l’AFP un habitant d’une cinquantaine d’années qui a requis l’anonymat.

Sur cette île au nord du Caire, dans la boucle du Nil, 100 000 Égyptiens vivent dans des maisons en briques de couleur ocre parmi les champs verdoyants, les canaux d’irrigation et le bétail. Chaque jour, par milliers, ils se rendent au travail en ferry vers d’autres quartiers du Caire.

Selon le ministre du Logement Asem el-Ghazzar, ces locaux sont « insalubres ». Et ceux qui contestent sont les « forces du mal » qui « s’opposent systématiquement aux projets de développement ».

Vue des immeubles au bord du Nil sur l’île de Warrak, au nord de la capitale égyptienne, le 31 août 2022 (AFP – Khaled DESOUKI)

Déjà en 2017, à la suite d’affrontements entre habitants et forces de sécurité, une personne est décédée.

Ensuite, le gouvernement a accusé les habitants d’avoir construit des maisons sur des terres agricoles « illégalement pendant plus de 15 ans ».

Des mensonges, a alors répondu l’avocat Khaled Ali, partageant sur Facebook les documents de propriété ainsi que l’acte de naissance d’un habitant né sur l’île « il y a 100 ans ».

– « Ce n’est pas Manhattan » –

Deux ans plus tard, la justice administrative jugea que l’expulsion était fondée sur « l’intérêt public ».

Un père agriculteur indépendant de 50 ans se dit prêt à partir, mais pas à n’importe quel prix.

Immeuble partiellement détruit à Warrak, sur la côte nord du Caire, le 31 août 2022 (AFP - Khaled DESOUKI)Immeuble partiellement détruit à Warrak, sur la côte nord du Caire, le 31 août 2022 (AFP – Khaled DESOUKI)

« Ils nous proposent 70 euros le mètre carré, mais on ne peut rien acheter pour ça en dehors de l’île », déplore-t-il, même si Le Caire continue de dire que la reconstruction de Varrak peut payer.

Déjà l’ancien président Hosni Moubarak, renversé en 2011 par la rue, voulait transformer la plus grande île de la capitale – six km2 – en quartier d’affaires.

L’actuel président, Abdel Fattah al-Sissi, un ancien maréchal, a réactivé le plan et l’a confié à des ingénieurs militaires.

« Ce n’est pas Manhattan, c’est Varrak », s’est vanté le gouvernement lorsqu’il a publié fin juillet les plans de la « Cité d’Horus », du nom de l’ancien dieu solaire égyptien.

Des gratte-ciel scintillants, des héliports et des marinas côtoieront près d’un milliard d’euros d’espaces verts.

Des habitants pourraient y trouver leur place, un autre habitant d’une trentaine d’années qui refuse lui aussi de donner son nom, assure l’AFP.

« Nous ne voulons que 1,26 km2 pour les habitants – même derrière le mur », plaide-t-il.

Une vue des environs sur les rives du Nil à Warrak, une île située en face du Caire, le 31 août 2022. (AFP - Khaled DESOUKI)Une vue des environs sur les rives du Nil à Warrak, une île située en face du Caire, le 31 août 2022. (AFP – Khaled DESOUKI)

Et si l’Etat refuse, « on ne partira pas », menace-t-il, insistant pour qu’il ait tous les documents prouvant qu’il occupe légalement les lieux. « Nous payons des impôts, de l’eau et de l’électricité, pourquoi ne pouvons-nous pas bénéficier du développement de notre île ?

Hormis Varrak, d’autres îles craignent le même sort, comme Dahab, située au sud.

Cette année, 17 d’entre eux, dont Varrak, ont perdu le statut de réserve après le transfert de l’armée.

– « Vider les pauvres » –

Mais l’opposition à la reconstruction du Caire peut avoir un prix : en 2019, l’activiste Rami Kamel a été détenu pendant plus de deux ans pour « terrorisme » parce qu’il « avait dénoncé le déplacement forcé de chrétiens, notamment à Warrak », a déclaré à l’AFP l’historienne Amy Fallas.

Si la politique des bulldozers n’épargne pas les quartiers les plus riches, les secteurs informels défavorisés seront les premières cibles, assure l’urbaniste Ahmed Zaazaa.

Le gouvernement veut « vider complètement le cœur de la capitale des pauvres », a-t-il déclaré à l’AFP, dans un pays où les deux tiers de la population vivent en dessous du seuil de pauvreté.

Un bateau de plaisance naviguant sur le Nil, près de Warrak, au nord du Caire, le 31 août 2022 (AFP - Khaled DESOUKI)Un bateau de plaisance naviguant sur le Nil, près de Warrak, au nord du Caire, le 31 août 2022 (AFP – Khaled DESOUKI)

Pour l’urbaniste, l’Etat cherche à « subvenir aux besoins de la nouvelle capitale », qui se construit à 50 kilomètres.

Selon lui, « pour que la main-d’œuvre y ait accès, (l’État) construit des logements sociaux et des axes de transport qui modifient la géographie du Caire » et « détruisent les quartiers historiques du centre » et leur tissu social.

Les habitants de Varrak disent aussi craindre d’être déracinés et isolés dans des zones où la solidarité entre voisins qui leur permet actuellement de survivre va disparaître.

Depuis l’arrivée au pouvoir de M. Sissi en 2013, M. Zaazaa collectionne les rapports officiels, les coupures de presse et les images satellites.

Selon lui, environ « 15 000 bâtiments » ont été démolis au Caire – un nombre énorme, puisque « à Beyrouth, par exemple, il y a 18 000 bâtiments ».

A Varrak, « les non-résidents ne sont pas autorisés à entrer », explique un habitant de 30 ans.

Et les experts doivent consulter des images satellites pour voir la progression de la destruction.