je n’a pas grandi dans une famille cinéphile – nous allions rarement au cinéma. Cependant, j’avais cette étrange habitude quand j’étais jeune adolescent : je lisais avidement l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateurcritiques de films. Une fois, j’ai demandé à mes parents la permission d’aller voir le Pierrot le Fou. Ils ont répondu : « Absolument pas. J’ai demandé pourquoi. « Parce que c’est violent, » fut la réponse. j’ai enfin regardé Pierrot le Fou quand j’étudiais à l’école nationale de cinéma. Le film n’était pas violent dans la façon dont ils l’ont vu, mais c’était quand même un choc. Je ne savais pas alors que j’allais passer quelques années aux côtés de Jean-Luc Godard.

En fait, j’ai commencé à graviter autour de son cercle dès que j’étais à l’école de cinéma et jusqu’à mes 20 ans, grâce au grand directeur de la photographie William Lubtchansky, pour qui j’ai travaillé comme assistant. Lubtchansky avait été le directeur de la photographie de Godard, Agnès Varda, François Truffaut, Jacques Rivette, entre autres noms illustres de la Nouvelle Vague française. Ils me semblaient tous anciens; cependant, ils n’avaient que la cinquantaine et étaient très actifs. A l’école de cinéma, on s’était imprégné de la Nouvelle Vague ; ils étaient nos maîtres du cinéma. Il fallait quand même prendre parti. Il y avait les Rohmeriens (d’après Eric Rohmer), les Godardiens et les Truffaldiens. J’étais un vrai godardien. J’étais attiré par sa radicalité. A l’époque, Godard et Truffaut s’étaient brouillés et n’aplaniraient jamais leurs différends. La principale distinction entre Godard et les autres était la façon dont il faisait des films. Godard avait sa propre façon d’écrire, de produire, de filmer et de monter un film. De plus, contrairement à d’autres cinéastes de sa génération, il ne croyait pas aux personnages, il ne croyait qu’aux acteurs répondant à sa mise en scène.

Jean-Luc Godard dirige Brigitte Bardot
Jean-Luc Godard dirige Brigitte Bardot sur le tournage du Mépris, en 1963. Photographie : Jean-Louis SWINERS/Gamma-Rapho/Getty Images

J’avais 28 ans quand les Cahiers du Cinéma m’a envoyé sur le plateau de tournage de Détective réaliser un reportage photo. J’ai été frappé par le physique de Godard. Il attachait tellement de valeur et d’importance aux accessoires qu’il plaçait soigneusement sur le plateau. Pour moi, il ressemblait à un peintre, supervisant la composition d’une nature morte. Je lui ai dit que je pensais qu’il était un ouvrier plutôt qu’un intellectuel. Il a souri. Je pense qu’il aimait ça. L’été suivant, il m’a appelé. Au début, j’ai cru que c’était une blague. Nous nous sommes rencontrés à son bureau. Il a dit: « Je cherche quelqu’un qui en sait un peu mais pas trop. » J’ai dit oui tout de suite. Il avait besoin d’un directeur de la photographie à ses côtés à plein temps pendant quelques années. Il avait de nombreux projets et commandes pour la télévision, la publicité et le cinéma, et je devais superviser le département « image », de l’achat du matériel à l’éclairage de ses films. Cela signifiait aussi parfois être filmé par lui pendant que je faisais mon travail, c’est-à-dire jouer mon propre rôle. Il voulait aussi regarder tous les films qui sortaient, et je devais m’arranger pour ça. Pas une tâche facile. Je me souviens que nous allions voir quatre films ensemble en une journée et il y avait un film qu’il trouvait si mauvais qu’il quittait le cinéma littéralement en rampant par terre. C’était une réaction viscérale.

Le cinéma était toute sa vie, il n’y avait pas grand-chose d’autre à côté. Il ne trouvait même pas le temps de manger correctement. Autant que je m’en souvienne, il ne mangeait et ne buvait que des omelettes et de la bière, et une pomme au petit-déjeuner. Il avait à peine le temps d’aller au café et de lire le journal tous les jours, mais à part ça, le cinéma occupait toutes ses pensées. Je lui ai demandé un jour à quoi ressemblaient ses plans cinématographiques si évidemment « de Godard ». Il a répondu, en guise d’explication : « C’est parce que je cadre, alors que d’autres recadrent surtout. » Il a dessiné chaque plan de ses films avec précision découpage. Je n’ai jamais expérimenté une façon aussi claire et évidente de filmer dans un cinéaste. Ce qui était frappant aussi, c’est qu’il parlait très peu du passé, il était très présent, entouré d’une jeune équipe qui lui donnait de l’énergie mais aussi un sentiment d’innocence.

Était-il un homme difficile ? Il était très concentré, précis, studieux, fumant constamment son cigare et réfléchissant. Il a coupé une figure plutôt solitaire, exprimant ses sentiments de manière silencieuse. Il y avait aussi chez lui une grande mélancolie ; il n’arrêtait pas de dire « le cinéma est mort ». J’étais trop jeune pour entendre ça. Au bout de deux ans, je lui ai dit que je devais me séparer et déployer mes ailes. J’ai retravaillé avec lui au début des années 90 et nous nous sommes revus régulièrement jusqu’à sa mort. Il a choisi de mettre fin à ses jours par l’aide médicale à mourir, et je ne suis pas du tout surpris par son choix. Comparer Godard à Picasso est de mise. A chacune de ses différentes périodes artistiques, il a recréé un tout nouvel univers cinématographique.