Après tout, nous n’avons jamais su pourquoi Régis Debray avait rasé les Bacchantes. Un jour, alors qu’il avait environ 60 ans, il ne les avait plus. J’ai dû mettre à jour la banque de photos et reconditionner des questions qui, au fond, étaient jugées trop futiles pour un philosophe. Nous avons pensé : probablement un « mépris » pour les stéréotypes. La volonté d’éviter la marque du célèbre intellectuel – crâne rasé à la Foucault, chemise ouverte à la BHL, moustache partisane à la Debray, etc. Nous n’en étions pas là. Dans son dernier livre, L’Exil à domicile (1), Régis Debray blabla. Un jour, alors qu’il descendait la rue à vélo dans son 6e arrondissement, un piéton « d’un certain âge et très bien habillé » lui interpelle : « Où allons-nous si les gens veulent nous faire quelque chose ? » « Ce « nous », précise le philosophe, « est perçu comme une communauté de destins, pire que cela, comme une complicité de classe ». Mais juste au moment où Debré s’apprêtait à crier, le piéton lui assène un coup gracieux : « Vous savez, tout cela n’est plus notre siècle. « Il m’a donné du temps avec un mot caustique. Quand on ne peut plus se cacher, il faut devenir ces autres qui sont pris pour nous par les autres », écrit l’auteur. Qui a rasé sa moustache le lendemain. Requiem pour les Bacchantes. Ceux des « anciens rebelles » ont regagné leur place, mercredi et dans l’instant. […] Abandon ou adaptation ? Quel dieu verra la différence ?

Il existe déjà plusieurs livres dans lesquels l’intellectuel explore ce qu’il appelle ses « échecs » personnels et nos erreurs collectives. Ceux dans le miroir des autres se répondent par un éclat de rire sans fin. Parce que l’autodérision est toujours à l’affût. Tel un acrobate sur un fil, Debray hésite, avoue ses erreurs passées, puis les corrige – « Ole ! », a-t-on envie de lui crier – en pointant du doigt les impasses auxquelles nous sommes parvenus quoi qu’il arrive. Cette tension entre son propre « bilan de faillite » (2) et les errances de notre temps est tout le sel (sur la plaie) de sa pensée. Un jour, Régis Debré résume son expérience en tant qu’employé de Che Guevara, après quoi il a passé quatre ans dans une prison en Bolivie. « Nous ne venons pas de nulle part. En principe, je n’avais rien à faire là-bas. Je me suis débarrassé d’un certain nombre d’illusions en découvrant que la révolution n’est pas la patrie. Le désir d’entrer en géographie par l’histoire est le désir secret du progressisme. Et, ayant découvert que la France était une petite nation – au sens où l’entend Milan Kundera, c’est-à-dire au sens où la nation sait qu’elle peut mourir – j’ai pensé que cela valait la peine de retourner en France et de faire ce qui était encore une vocation française. . (3)

Sommes-nous prêts pour cet appel ensemble ? On ne va pas rouvrir le dossier ici, mais en général : non. Tocqueville a tout vu, tout prévu. Avec le développement effréné de l’individualisme, le sacré se dissout et l’aventure collective s’enlise. « Mon royaume est pour un cheval », plaide Richard III en pleine bataille. « Mon royaume est pour ‘nous' », détourne Debray dans son dernier livre. Avec un nombril et une calculatrice sur le panneau de commande, le « nous » qui dort au fond du « je » ne veut plus montrer son visage. Pour le philosophe, l’époque tombait en tic tac : économisme d’un côté, particularisme égoïste de l’autre. Tout cela se mêlait à l’américanisation des mœurs et des esprits, qu’il fut l’un des premiers à signaler. La porte doit être ouverte ou fermée. Mais au moment où nous lisons ceci, nous vivons dans un brouillon. « On a un home cinéma, un talk-show, un fast-food contre un four à pain, une rencontre de Mutu et de tarte taten, et on peut même apprendre à se soutenir », raconte Régis Debray. Avant d’ajouter : « Vous devez imaginer Janus heureux. » Olé.

(1) L’exil chez soi, Gallimard, novembre 2022

(2) Titre d’un de ses livres paru en 2018 chez Gallimard.

(3) Réponses, Culture de France, 14 novembre 2020