“Les dérives de la PrEP sont une porte ouverte à l’émergence de nouvelles maladies” › - 1

Connu pour son franc-parler, le Pr Éric Caumes n’a jamais hésité à bousculer avec ses prises de position iconoclastes. Le grand public l’a découvert au début de l’épidémie de Covid, dénonçant avec force les positions rassurantes des pouvoirs publics. Mais il faisait auparavant partie des rares infectiologues à s’attaquer publiquement aux impostures des “Lymes doctors”, ou à oser critiquer la PrEP, ce traitement médicamenteux préventif du VIH. “Faussement rassurant” selon lui, il y voyait la porte ouverte à des pratiques qui entraîneraient une recrudescence des infections sexuellement transmissibles. Alors que l’épidémie de variole du singe semble lui donner raison, il revient aujourd’hui avec un nouveau livre : “Sexe, les nouveaux dangers” (Bouquins/document). L’ancien chef de service d’infectiologie de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière y raconte l’histoire de la sexualité, et celle des IST, à commencer par le Sida. Il y partage aussi ses inquiétudes face à la montée des maladies résistantes aux traitements, tout en portant un regard critique sur les conflits d’intérêts qui ont rendu possible le remboursement de la PrEP, “au détriment de la santé publique”. Entretien.

Avec votre dernier livre, vous alertez sur les “nouveaux dangers” du sexe. Quels sont-ils ?

Nous assistons à la réémergence de diverses infections sexuellement transmissibles (IST), dont la syphilis et de la gonococcie, qui n’ont cessé de progresser dans la communauté gay entre 2000 et 2019. Certains ont affirmé que cette tendance était liée à un meilleur dépistage, mais nous, cliniciens, voyions de plus en plus de patients avec des maladies ou des complications que l’on n’avait plus rencontrées depuis les années 1970-1980, avant l’arrivée du sida. Depuis 2019 et la pandémie de Covid, les statistiques sur les IST sont inexistantes, ou impossible à interpréter. Les confinements avaient mis en pause les comportements à risque responsables de la progression de ces IST, mais ils ont repris et il n’y a pas de raison que la tendance se soit inversée. Et puis il y a la menace de maladies émergentes sexuellement transmissibles, comme l’a montré l’épidémie de variole du singe. La diffusion de ce nouveau virus dans la communauté gay montre à quel point nous y sommes vulnérables. Toutes proportions gardées, la période actuelle me fait penser à la libération sexuelle des années 1970, prélude à la diffusion du VIH chez les gays.

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En vous lisant, on a surtout l’impression que ces dangers sont liés à la PrEP. Pourquoi êtes-vous aussi critique vis-à-vis de ce traitement médicamenteux pris pour prévenir l’infection par le VIH lors de rapports sexuels non protégés ?

Je ne suis pas hostile à la PrEP. Je pense même qu’elle est absolument indispensable pour les “hypersexuels” qui ne prennent pas de précaution. Il s’agit d’hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH), qui multiplient les partenaires, pour certains jusqu’à plusieurs centaines par an et parfois sans même connaître le nom des personnes avec lesquelles ils ont des rapports. Le problème, c’est que la PrEP leur donne un sentiment de liberté, de fausse sécurité, l’impression qu’ils peuvent tout se permettre car le traitement les protège du VIH, alors qu’ils restent vulnérables aux autres IST.

Ces dérives sont la porte ouverte à l’émergence de nouvelles maladies mais aussi à la recrudescence de ces IST, et donc à la résistance aux antibiotiques. Si on est malade, on prend des traitements, et si on prend des traitements, cela donne des résistances, c’est vraiment le B.A.-BA de la médecine infectieuse.

J’ai tiré la sonnette d’alarme dès 2018, en publiant des articles dans des revues scientifiques françaises et internationales pour dénoncer l’accent mis trop exclusivement sur la PrEP, qui aboutit à marginaliser le préservatif et tous les autres comportements préventifs résumés par le concept de “safer sex” (nombre de partenaires réduit, pas d’anonymat, préservatif, etc). Malheureusement, il me semble que l’épidémie de variole du singe chez les HSH cet été m’ait donné raison.

Par ailleurs, la PrEP est remboursée à 100% par la Sécurité sociale. Cela veut dire que la société, vous, moi, acceptons de payer pour qu’une petite minorité (le nombre de “prepeurs” était estimé à 28.000 en juin 2021) puisse se permettre ces pratiques débridées. Alors que dans le même temps, les vaccins contre le papillomavirus, les traitements contre les poux ou la prévention du paludisme ne sont pas, ou mal, remboursés. Il y a là une sorte de “deux poids, deux mesures” : c’est une véritable question de société, un choix politique et éthique. On rembourse intégralement la PrEP mais pas le préservatif…

“On ne peut plus parler de prévention comportementale, et surtout pas en matière sexuelle”

Vous semblez aborder ces questions médicales avec un regard moral… Cela ne revient-il pas à sortir de votre rôle de médecin ?

C’est une très bonne question, qui m’a déjà été posée y compris lors d’un congrès médical national, où j’exposais mon point de vue sur la PrEP et la résurgence des IST. Peut-on mélanger morale et science ? C’est une question philosophique, à laquelle je répondrai par un adage philosophique : “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Cet adage de Rabelais, qui était lui-même médecin et philosophe, me paraît toujours d’actualité. Cela s’appelle l’éthique.

Ne craignez-vous pas que l’on vous taxe de puritanisme ?

Ce n’est pas du puritanisme. La PrEP en elle-même ne me gêne pas. C’est sa promotion tous azimuts et son remboursement intégral par la collectivité qui me semble problématique. On a ouvert la boîte de Pandore à la prévention des maladies infectieuses par des médicaments plutôt que par des modifications comportementales, en l’absence de vaccins. C’est un peu comme si, demain, on avait une chimiothérapie préventive pour le cancer du poumon qui permette de continuer à fumer : est-ce que ce serait à la collectivité de la prendre en charge ?

On ne peut plus parler de prévention comportementale, et surtout pas en matière sexuelle, au nom de la liberté. Il me semble pourtant que la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1989 rappelait que “la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui”, une formule héritée des philosophes du siècle des lumières…

Aujourd’hui, la seule réponse passe par les médicaments. On est dans l’hypermarchandisation de la médecine. Je trouve cela d’autant plus choquant que les mêmes qui promeuvent la PrEP se sont pendant très longtemps opposés à la tenue d’un essai clinique sur les traitements intermittents contre le VIH, dont l’objectif était de montrer que l’on pouvait réduire les quantités de médicaments pris par les personnes séropositives.

“Les personnes séropositives ont subi des années de surtraitements inutiles”

Que voulez-vous dire par là ?

L’infectiologue américain Anthony Fauci (ex-conseiller de la Maison-Blanche pendant le Covid, NDLR) avait évoqué l’idée dès le début des années 2000. Son équipe avait montré sur un tout petit nombre de patients qu’en alternant sept jours sous antirétroviraux et sept jours sans traitement, la charge virale restait indétectable. En France, le Dr Jacques Leibowitch, aujourd’hui décédé, reprend l’idée et imagine un protocole qui pouvait représenter jusqu’à 70% à 85% de médicaments en moins, pour la même efficacité. Il faudra plus de quinze ans pour que l’essai clinique de non-infériorité qu’il avait proposé à l’ANRS, l’agence nationale de recherche contre le Sida devenue Maladies infectieuses émergentes, soit financé. La chercheuse Caroline Petit a récemment raconté cette histoire dans la revue Sciences / Médecine. Pendant ce temps-là, l’Agence mobilisait ses fonds pour tester la PrEP, qui vise à administrer des médicaments à des personnes à risque… L’essai imaginé par le Dr Leibowitch a fini par avoir lieu, et ses résultats ont été publiés début 2022. Mais, en attendant, les personnes séropositives ont subi des années de surtraitements inutiles… Vous rendez-vous compte, là aussi, des sommes que cela représente pour la collectivité ? Imaginez-vous le nombre de malades, en Afrique par exemple, à qui ces médicaments auraient pu profiter ?

Comment expliquez-vous ces choix ?

Par l’influence des lobbies pharmaceutiques et les conflits d’intérêts des docteurs, bien sûr. Quand on connaît les liens entre certains confrères et les laboratoires qui commercialisent les médicaments anti-VIH, tout s’éclaire. Un journal, Sciences et avenir, a publié ces chiffres il y a quelques années, ils se montent en centaines de milliers d’euros. Je précise tout de suite que je ne suis moi-même pas exempt de liens d’intérêts, mais absolument pas de cette ampleur.

Je constate juste que médecins ont bloqué les recherches sur l’intermittence thérapeutique pour les malades, mais ont poussé la PrEP pour les bien portants. Certaines associations communautaires, bénéficiant du soutien financier des laboratoires, se sont aussi investies en faveur de la PrEP. Les politiques ont soutenu la PrEP, et accordé son remboursement, largement par intérêt pour le vote gay. Encore une fois, tout cela renvoie à l’utilisation qui est faite de l’argent public.

“Je frémis quand je vois des HSH prendre de la doxycycline de façon “sauvage” “

Vous évoquiez aussi un risque de résistances aux traitements. Est-il déjà avéré dans le champ des IST ?

Bien sûr. En Asie, on voit des résistances qui s’installent pour le gonocoque, avec des diminutions de sensibilité aux céphalosporines. Historiquement, nous avons déjà eu la même chose avec les pénicillines : d’abord il a fallu augmenter les doses, puis les médicaments ont fini par ne plus fonctionner du tout. La même évolution aura lieu avec les autres classes d’antibiotiques, et il ne restera plus que les carbapénèmes, aujourd’hui réservées à un usage en milieu hospitalier, contre les infections nosocomiales. Des résistances sont déjà bien établies pour Mycoplasma genitalium, qualifié de “superbug” (“super-bestiole”) par les Anglo-saxons. A tel point qu’il a été décidé de ne plus traiter les personnes asymptomatiques, avec tous les risques de contagion que cela comporte pour leur partenaire sexuel.

J’entends souvent des collègues dire qu’il n’y a pas de résistances avec la syphilis, mais c’est oublier que ce microbe est devenu résistant aux macrolides depuis trente ans. Aujourd’hui, je frémis quand je vois des HSH prendre de la doxycycline de façon “sauvage”, en prévention de la syphilis. Une étude britannique a montré que 10% des prepeurs avaient adopté cette pratique. Et par ailleurs, on voit qu’à partir de 2016, l’incidence du gonocoque a continué à progresser chez les HSH alors que celle de la syphilis s’est stabilisée. Ce phénomène ne peut s’expliquer que par la prise d’antibiotiques en prévention. A ce rythme, la doxycycline risque de devenir inefficace aussi, et il ne restera plus que les pénicillines pour traiter ce germe. Mais il ne faut pas oublier qu’une partie de la population y est allergique…

L’usage de la PrEP risque-t-il d’entraîner des résistances du VIH aux antirétroviraux ?

Cela a déjà été décrit un peu partout. Par exemple en Thaïlande chez un travailleur du sexe. Son client lui a demandé de prendre la PrEP et quelques semaines plus tard il s’est rendu compte qu’il avait été infecté par le VIH. Le client était porteur d’un virus résistant à l’un des deux composant de la PrEP, et le virus qui a infecté le travailleur sexuel est devenu d’emblée résistant au deuxième médicament. Il a fallu recourir à des traitements anciens pour contrôler son infection. Je trouve ces cas très inquiétants.

Vous dites que l’épidémie de variole du singe vous donne raison, mais en même temps, c’est bien la vaccination, plutôt que des changements de comportement, qui y ont mis fin ?

Je ne serais pas si affirmatif, bien au contraire. Les gays ont certes été vaccinés, mais avec un produit qui n’avait jamais été évalué dans cette indication. Il a été déployé sur la base d’une étude très ancienne concernant un vieux vaccin antivariolique, qui n’était même pas celui utilisé, et qui faisait penser qu’il existait une protection croisée entre la variole et la variole du singe, deux maladies cousines On avait vraiment peu de recul sur le plan de la pharmacovigilance, aucune démonstration d’efficacité et finalement, on s’est rendu compte que 15% des malades de la variole du singe avaient été vaccinés contre la variole…

Dans le même temps, les lieux de convivialité gay ont vu leur fréquentation diminuer considérablement. Donc j’ai quand même plutôt l’impression que les changements de comportements ont aussi beaucoup joué. Et c’est rassurant de constater cette vigilance épidémique communautaire. Mais cette épidémie montre à quel point nous sommes exposés à l’émergence de nouvelles menaces.

A quoi pensez-vous ?

A des maladies tropicales négligées comme Zika ou Ebola, dont on découvre qu’elles peuvent se transmettre par voie sexuelle. Dans le cas d’Ebola, il s’agit même d’une véritable bombe à retardement, puisque le virus contagieux continue à être excrété dans le sperme pendant plusieurs mois après la guérison. En Afrique de l’ouest, une petite épidémie a démarré de cette façon, avec un cas index lié à une transmission sexuelle. Imaginez un convalescent d’Ebola qui vient fêter sa guérison dans un lieu de convivialité gay en Europe. C’est un scénario de film catastrophe, et quand je l’évoque, on me rit au nez. Mais qui aurait imaginé que la variole du singe débarque chez nous ? Parfois, la réalité rejoint la fiction.

“Sexe, les nouveaux dangers”, Professeur Éric Caumes, Bouquins / document, 279 pages, 19,9 euros.

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