Le libéralisme politique est né d’une triple division : entre l’État et l’Église, entre la personne rationnelle et la société, entre la science et la foi. Dans les pays libéraux, les églises, les communautés et les croyances sont tolérées et même encouragées à prospérer, car elles laissent leurs pairs en premier lorsqu’il s’agit de questions mondaines. La recherche scientifique fait partie intégrante de cet édifice car elle est la traduction épistémologique de la liberté individuelle devenue le pilier de ce nouvel ordre. Ce qu’on appelle un « esprit critique » est en effet aussi efficace face au pouvoir que face à un problème scientifique à résoudre, et la grande force du libéralisme réside dans le fait qu’il a su construire des les régimes compatibles avec l’instabilité constante soulevaient ces questions. Dans ce contexte, l’une des caractéristiques de la reconnaissance des États illibéraux jusqu’à présent a été leur mépris de la science : qu’il s’agisse d’États religieux ou de dictatures, ils sont ou ont toujours été orientés vers la Vérité universelle, qu’il s’agisse de la dictature du prolétariat ou le Reich. depuis mille ans.

Pourtant, dans nos pays, la menace d’une remise en cause croissante de la démarche scientifique et de ses résultats au nom d’une nouvelle idéologie prétendument progressiste est sans précédent. Ce phénomène est surtout perceptible dans la discipline nécessaire à notre compréhension de l’homme, en biologie. Insidieuse, donc en apparence anodine, respectable et vêtue des oripeaux de la « justice sociale », cette idéologie remet en cause au nom du progrès les connaissances fondamentales sur l’évolution de l’espèce, les fondements naturels du comportement humain ou leurs différences. hommes et femmes. Ces derniers temps, ce wokisme dispersé a même trouvé un allié inattendu dans le créationnisme, ravivé par un islam strict.

Ce nouvel obscurantisme, il faut bien l’avouer, s’est installé beaucoup plus à gauche qu’à droite. Celle de droite est connue depuis longtemps : d’abord religieuse, elle s’est retravaillée en néo-créationnisme, notamment aux USA, en climato-scepticisme ou en non-vaccinationnisme. L’affaire est résolue, connue, déclassifiée. La difficulté de l’obscurantisme de gauche est qu’il est difficile de le reconnaître et de le nommer, car il est clairement pratiqué au nom du bien. Cependant, à l’arrivée, le mal est fait.

« science prolétarienne » menant à « une grande bêtise ».

Une large revue L’Express de ce mouvement majeur l’illustre de façon éclatante. A chaque fois la méthode est la même : nier la validité des faits biologiques au nom d’une cause supérieure qui n’a rien à voir avec la science, et terroriser les institutions ou les chercheurs qui diffusent ces faits. Certains nient l’existence de disciplines comme la génétique comportementale ou encore les neurosciences, sous prétexte que l’homme, psychologiquement parlant, n’est qu’une « page blanche » sans fondement naturel. D’autres nient l’existence de différences naturelles entre les sexes au nom de l’égalité, qu’ils confondent avec la similitude. D’autres appellent à la « décolonisation » de la science, à commencer par la « médecine », pour absorber la souffrance des peuples autochtones. D’autres ne peuvent pas imaginer qu’on leur raconte l’histoire de l’espèce humaine, sans but, en contraste frappant avec les histoires racontées par les religions qui ont parfaitement le droit de le faire, mais comme des histoires, pas comme des vérités. D’autres ne trouvent finalement d’autre stratagème pour réfuter les thèses qu’ils détestent que la disqualification personnelle de leurs auteurs, à commencer par les plus grands comme Charles Darwin. En mouvement, bien sûr, des étudiants, des militants, des médias et, malheureusement, de nombreux spécialistes des sciences sociales qui pensent que décrire la réalité revient plus ou moins à l’approuver.

Les attaques actuelles contre le savoir seraient pour la plupart anecdotiques si elles se limitaient aux départements de littérature ou de sciences humaines, qui, du marxisme à la psychanalyse, ne sont pas au sommet de leur popularité. Mais le danger guette lorsque la vocation du savoir pollue les sciences. Professeur émérite de la Sorbonne, le philosophe Jean-François Braunstein, dans une récente interview à l’Express, nous confiait ainsi : « S’il ne s’agissait que de la capacité d’écrire, je n’écrirais pas ce livre. [La religion woke, Grasset]. Le problème est que le wokisme pollue désormais les facultés de médecine ou de biologie. Si on apprend aux élèves qu’un homme peut être enceinte et avoir ses règles, je suis un peu préoccupé par leurs connaissances biologiques. Selon des penseurs comme Anne Fausto-Sterling ou Donna Haraway, la biologie est ainsi une fausse science, qualifiée de « patriarcale », de « viriliste », voire de « colonialiste ». Philosophe des sciences et activiste du genre, Thierry Hoque va jusqu’à expliquer que « la biologie nous déforme ». Ce ne serait qu’« un appareil politique dont il faut protéger ceux que la biologie du sexe a contribué à opprimer : les femmes, les homosexuels, les transgenres, les intersexes ». « grande bêtise », qui serait en soi un drame, mais qui aurait aussi des conséquences pratiques, dont on ne mesure pas assez la nocivité. Faudra-t-il, par exemple, lors de la prochaine épidémie se contenter de vaccins développés par des équipes « inclusives » ou selon les méthodes de la médecine traditionnelle, et même pas les meilleures ?

Autre difficulté de ce nouvel obscurantisme, la gauche, en faisant l’autruche sur les questions liées à la biologie, laisse le champ libre à l’extrême droite, qui restitue, interprète et dénature, dans la mesure du possible, les résultats scientifiques qui les organisent. Un cercle vicieux s’est même formé : lorsqu’il faut attaquer rationnellement les arguments scientifiques avancés par l’extrême droite, par exemple, sur l’existence alléguée de « races », la gauche s’y refuse, certains de ses membres croient sincèrement que les disciplines scientifiques comme la génétique comportementale et la génétique des populations qui permettraient une telle réfutation sont dangereuses… car captées par l’extrême droite. Etc. Il faut beaucoup de courage à un scientifique pour continuer à déminer ce champ de mines.

La grande revanche de la (mauvaise) littérature sur les scientifiques

Il y a beaucoup à dire sur les raisons possibles de cet obscurcissement généralisé. Nous irons du plus charitable au plus cynique. L’Occident connaît peut-être un moment de profonde lassitude alors que la ferveur épistémologique des Lumières cède la place à un engourdissement alimenté par la prospérité de notre civilisation. Il est probable que les cultures riches et peu sûres se livreront davantage et gaspilleront leur richesse dans des modes qui ne servent à rien d’autre qu’à apaiser leur conscience. Ce n’est pas un fait, par exemple, que les facultés biologiques ukrainiennes – ou ce qu’il en reste – s’étonnent de l’existence de 48 sexes différents ou cherchent à décoloniser leur « cure ».

La deuxième hypothèse est un épanchement d’un manque général d’engouement pour la science. Entre les ados récurrents « je n’aime pas les maths » et le manque de culture scientifique chez la plupart de nos dirigeants, il est bien difficile de trouver un véritable élan scientifique dans nos pays. Heureusement, cet amour existe, mais il est limité à quelques personnes qui deviennent… des scientifiques. Pour d’autres, la science ne sert qu’à obtenir de bonnes notes de premier cycle.

Troisièmement, il s’agit peut-être ici de la grande revanche de la (mauvaise) littérature sur les scientifiques. Et si le postmodernisme qui arrose la pensée « éveillée » était au fond une tactique utilisée par les « intellectuels » pour détrôner les « scientifiques » ? Car, comme l’ont montré les canulars d’Alan Sokal puis du trio Bogossian-Lindsay-Pluckrose, comme le montrent les essais de demi-esprits qui se vendent tous les jours comme des petits pains, il y a des pans entiers des sciences sociales où des énoncés obscurs prennent le dessus. lieu de « vérité » et peut être publié sans aucun remords. Par conséquent, les aventures malheureuses d’aujourd’hui de la biologie ou de la médecine ne peuvent être interprétées uniquement en termes d’opposition ouverte du savoir et de l’idéologie ; c’est aussi une lutte pour le pouvoir et la reconnaissance. Hier, c’était décidé par la méritocratie, et aujourd’hui l’idéologie et la subordination aux diktats les plus déchirants décident. Maintenant, c’est au tour des scientifiques.