Professeur émérite à l’Université d’Exeter au Royaume-Uni, Edzard Ernst est certainement le meilleur connaisseur des pratiques de soins non conventionnelles. Pendant 25 ans, il a passé au tamis de l’évaluation scientifique ces médecines dites “douces”. Avec un seul but : apporter un regard objectif, fondé sur des preuves solides, de la réalité des bénéfices et des risques de ces thérapies. Alors que cet ancien médecin homéopathe pensait au départ leur apporter une certaine légitimité, il en est devenu l’un des critiques les plus éclairés. C’est notamment à la suite de ses travaux que le système de santé britannique, le NHS, a renoncé à prendre en charge l’homéopathie. Depuis, il n’a de cesse d’alerter sur les dérives et les mensonges liés à ces pratiques. Pour L’Express, il revient sur les enjeux de la régulation de ce vaste secteur, et décrypte les principaux concepts mis en avant par les professionnels du “bien-être” – holisme, détox, prévention, renforcement du système immunitaire…

L’Express : Vous expliquez que toute une industrie s’est développée autour de la notion de “bien-être”. Que pensez-vous de ce concept ?

Edzard Ernst : En théorie, c’est une idée raisonnable. Tout le monde souhaite se sentir bien. Malheureusement, si vous allez sur internet pour faire des recherches sur le “bien-être”, vous ne tomberez que sur des charlatans qui désirent vous vendre des choses…

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De nombreuses disciplines en matière de bien-être et de médecines alternatives mettent en avant la notion de “prévention” des maladies…

Là aussi, en théorie, c’est un bon concept. En médecine, nous disons qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Mais si vous regardez ce qui a été réalisé en matière de prévention des maladies, 100% des progrès – et je n’exagère pas – proviennent de la médecine conventionnelle. Pourquoi savons-nous qu’il ne faut pas fumer, qu’il ne faut pas être trop gros, ni boire trop d’alcool ? Tout ça est dû à des recherches scientifiques. 0% de ce corpus de savoirs provient des médecines alternatives. Et pourtant, ces médecines prétendent qu’elles sont expertes en matière de prévention. C’est un mensonge.

Mais un grand nombre de ces médecines alternatives affirment qu’elles sont capables de renforcer notre système immunitaire…

On l’a notamment constaté avec cette pandémie de Covid-19. Si vous regardez les données scientifiques, certaines vitamines (vitamine C, D3, B…) ou certaines plantes médicinales comme l’Echinacea, stimulent peut-être – et je dis “peut-être” car les preuves ne sont pas très bonnes – notre système immunitaire. Mais c’est tout. Cela se limite à une poignée de produits alternatifs, et les données scientifiques ne sont guère convaincantes.

“Une insulte à la médecine conventionnelle”

Ces disciplines affirment avoir une approche “holistique”, considérant les individus comme un tout plutôt que des pathologies isolées…

Toutes ces idées dont nous parlons jusque-là sont bonnes en soi, mais ont été détournées dans le but de vendre des produits alternatifs. Bien sûr que l’holisme est une bonne chose ! Le médecin Thomas Percival, pionnier de l’éthique médicale, expliquait déjà en 1803 que “les sentiments et les émotions des patients doivent être connus et pris en compte, pas moins que les symptômes de leur maladie”. Affirmer que seules les médecines alternatives seraient holistiques représente ainsi une insulte à la médecine conventionnelle. Je concède qu’une partie des médecins pêchent dans leur vision holistique du patient, mais c’est qu’ils ne font pas de la bonne médecine.

Vous remarquez aussi que certaines de ces disciplines alternatives ne peuvent pas être plus éloignées de l’holisme. Affirmer, comme le font les chiropracteurs, que la subluxation de la colonne vertébrale est la cause de tous types de maladies, c’est l’opposé total de l’holisme. Tout comme de se concentrer sur l’iris pour diagnostiquer des maladies, comme le font les iridologues. C’est juste ridicule !

Les partisans de ces disciplines mettent souvent en avant leur ancienneté, la plupart d’entre elles étant utilisées depuis un siècle ou même plus…

Ce “test du temps” serait la preuve de leur efficacité et de leur sécurité. Les saignées aussi ont été appliquées par pratiquement toutes les cultures durant des siècles, et ont tué des millions de personnes, y compris le premier président des États-Unis George Washington…

Par ailleurs, si une méthode comme l’acupuncture est apparue il y a 2000 ans, c’est aussi qu’elle a été développée à une époque où nous ne comprenions strictement rien au fonctionnement d’un corps. En matière de médecine, avoir des racines très anciennes n’a rien de positif.

“Les guérisseurs sont plus discrets mais très populaires”

Pourquoi vous étonnez-vous qu’il y ait tant d’ostéopathes en France (30 000) et que cette discipline bénéficie d’une si bonne image ?

Cela me stupéfie. Je ne comprends pas pourquoi tant de vos compatriotes vont voir un ostéopathe et peuvent croire à des absurdités comme l’idée que l’ostéopathie pourrait soigner l’asthme, la migraine ou même les problèmes digestifs. J’espérais que les humains, et notamment les Français en particulier, aient une capacité innée en matière de pensée critique. Mais les patients qui vont voir un ostéopathe semblent suspendre cette capacité critique. Dans le meilleur des cas, un ostéopathe est l’équivalent d’un kinésithérapeute. Une fois que vous réalisez cela, pourquoi ne pas se rendre directement chez un kinésithérapeute, et laisser les ostéopathes débiter leur discours absurde ?

L’autre chose qui me stupéfie chez vous Français, ce sont les guérisseurs. Ils sont plus discrets, ne font pas de publicité, mais ils sont très populaires au sein des populations rurales. L’homéopathie a certes des fondements improbables, mais les magnétiseurs et thérapies énergétiques décrochent le pompon dans le domaine.

La naturopathie a aussi le vent en poupe, avec en son coeur la notion de “détox”. Celle-ci possède-t-elle des fondements scientifiques ?

La naturopathie est bien plus une idéologie qu’une forme de traitement. Son dogme principal, c’est que tout ce qui est fourni par la nature ne peut être que bon. C’est évidemment faux. Rien de plus naturels par exemple que des virus, des bactéries ou des tsunamis.

Une grande partie de ce que propose la naturopathie repose effectivement sur la “détox”. Mais les naturopathes ne sont même pas capables de spécifier quel poison ils veulent éliminer du corps, parlant de vagues “toxines” ou de déchets métaboliques. Vous ne pouvez ainsi même pas tester l’hypothèse d’une “détox”, car vous ne savez pas ce qu’il faut mesurer! Par ailleurs, c’est aussi une notion dangereuse. Intuitivement, cela fait sens que si vous avez commis des abus, la “détox” permet de compenser. Mais si on caricature un peu cette logique, cela veut dire que je peux boire une bouteille de whisky le soir, faire une “détox” le matin, et mon foie se portera bien. Si votre mode de vie n’est pas sain, ne pensez pas que cela pourra vous aider, changez plutôt vos habitudes !

“Une médecine basée sur les célébrités”

N’y a-t-il rien à sauver de la naturopathie ?

Nous savons que les traitements à base de plantes peuvent avoir un effet, qu’une alimentation saine ou qu’un mode de vie avec moins de stress et plus de sommeil sont bons. La naturopathie fait la promotion de tout cela – mais la médecine aussi ! Il faut donc se débarrasser de l’idéologie qui entoure cette discipline, et n’en conserver que les principes de bon sens.

Que nous disent les études sur la pratique du yoga ?

On a de nombreuses preuves que le yoga réduit l’anxiété, limite les risques cardiovasculaires et favorise la mobilité. Mais le yoga n’est pas juste un exercice physique, il a aussi un aspect méditatif. Mon inquiétude, c’est que le professeur de yoga, souvent très charismatique et convaincu de ce qu’il fait, vous pousse vers des domaines spirituels qui peuvent dégénérer. La part d’exercice physique et de relaxation dans le yoga est ainsi bénéfique. Mais cela peut dériver dans une forme de culte dangereuse.

Vous rappelez que de nombreuses disciplines, comme l’ostéopathie, l’homéopathie, la chiropratique, mais aussi le Feldenkrais ou le Pilates, ont été fondées par une seule personne, érigée au statut de gourou…

Le yoga et l’acupuncture ont bien sûr des racines anciennes et variées. Mais de nombreuses méthodes, telle la méditation transcendantale créée par Maharishi Mahesh Yogi ou l’auriculothérapie lancée par l’acupuncteur français Paul Nogier, ont pour origine une seule personne, dont les idées sont élevées au rang de dogmes. La méthode Pilates a par exemple été créée par un Allemand sans aucune formation médicale, qui s’est ensuite exilé aux États-Unis. Je n’ai rien contre le Pilates. Je doute simplement que cela soit mieux que n’importe quelle autre forme d’exercice, que vous nommiez cela gymnastique, yoga ou jogging.

Pourquoi êtes-vous si critique de célébrités comme Gwyneth Paltrow qui font la promotion de ces méthodes de bien-être ?

Hélas, nous sommes passés d’une médecine basée sur les preuves à une médecine basée sur les célébrités. Une personnalité s’entiche d’une certaine méthode en n’ayant aucune formation médicale. Elle popularise ce “traitement”, très souvent en y gagnant de l’argent. Le meilleur exemple de cela reste le prince Charles, pardon Charles III, qui a passé quarante ans de sa vie à faire la promotion de choses très bizarres sous couvert de défense des médecines alternatives. Il a même tenté de commercialiser un produit “détox”, à base d’artichaut et de pissenlit, qui a vite été retiré du marché.

“Il serait temps d’avoir une régulation uniformisée en Europe”

Comment réguler ce secteur du bien-être et des médecines alternatives ? Aujourd’hui, n’importe qui peut se présenter comme naturopathe ou professeur de yoga…

Chaque pays possède sa propre régulation, ou plutôt sa propre absence de régulation. En Allemagne, nous avons les “heilpraktikter”, ou “praticiens de la santé”. N’importe qui peut obtenir ce statut paramédical, il suffit de passer un examen montrant que vous n’êtes pas un danger pour le public. Vous pouvez repasser cet examen tant que vous voulez. Même les plus idiots finiront par le réussir. Or ces praticiens bénéficient d’une liberté hallucinante, y compris de faire des perfusions et injections. Il y a ainsi un système de santé à deux vitesses, avec les médecins passés par l’université et ces praticiens.

En France, vous avez des praticiens non médicaux qui se battent pour une reconnaissance. Les ostéopathes en sont un bon exemple. Ils ne sont pas officiellement reconnus comme une profession de santé. De nombreuses écoles sont apparues pour les former, en promettant un bon revenu à leurs élèves, mais il y a aujourd’hui trop d’ostéopathes par rapport à la demande des patients (en sachant qu’au départ, personne n’a réellement besoin d’un ostéopathe…). Les naturopathes sont dans le même cas de figure.

En Grande-Bretagne, les ostéopathes et chiropracteurs sont reconnus. Il y a même toute une université dédiée à la chiropraxie. C’est un peu comme si on faisait une université pour les coiffeurs ! C’est stupide, mais nous avons ça. Nous avons aussi des professionnels comme des naturopathes, acupuncteurs ou herboristes qui ont un statut intermédiaire. C’est donc un domaine très complexe, en fonction des États. Il serait grand temps d’avoir une régulation plus uniformisée en Europe.

“Une réelle régulation signifierait qu’ils devraient fermer boutique”

Mais que signifierait une réelle régulation à vos yeux ?

De mon point de vue, si vous régulez réellement une profession comme les homéopathes, cela signifie que ces professionnels ne peuvent exercer qu’en fonction des meilleures preuves scientifiques qui existent. Ce qui, en pratique, veut dire qu’un homéopathe ne peut pratiquer l’homéopathie. C’est bien pour ça que ces praticiens ont une attitude schizophrène par rapport à une régulation. D’un côté, ils aimeraient être reconnus pour gagner en crédibilité. Mais de l’autre, ils savent très bien qu’une réelle régulation signifierait qu’ils devraient fermer boutique.

Mais aujourd’hui, des gens vont voir des naturopathes ou des chiropracteurs, avec des risques possibles. Les autorités expliquent qu’on ne peut empêcher ces personnes de dépenser leur argent comme ils l’entendent…

Je ne connais pas la réponse. Comme je vous le disais, une vraie régulation, c’est faire le ménage avec toutes ces professions. De mon point de vue de scientifique et de médecin, vous ne pouvez pas aller à l’encontre des preuves scientifiques et laisser prospérer des charlatans. En Allemagne, j’ai fait partie d’une commission ayant étudié très sérieusement la question des “heilpraktiker”. Notre conclusion, c’est qu’il n’y avait pas d’autre solution que d’en finir avec cette profession.

Il reste l’information. Depuis ma retraite de l’université, où j’effectuais des recherches scientifiques, j’ai consacré ma vie à informer le public. J’ai écrit des livres ou un blog. Ma seule motivation, c’est que le public prenne conscience des fondements et de la réalité de ces pratiques. Je sais hélas que tout cela n’est qu’une goutte dans l’océan. Il y a tant de désinformation dans ce secteur qu’il m’arrive de désespérer. Je sais que je ne peux pas gagner face aux charlatans, mais je sais que je peux limiter un peu les dégâts.

Qu’en est-il des effets secondaires de ces pratiques ?

Si vous interrogez un praticien alternatif sur les risques encourus, il s’insurge. Le problème, c’est qu’il n’y a dans les médecines alternatives aucun système pour surveiller les effets secondaires et les risques. Pourtant, des faits divers ont prouvé que des chiropracteurs ou acupuncteurs ont pu tuer des personnes. Ces cas finissent en justice, mais pas dans la littérature médicale. Les acupuncteurs ont ainsi beau jeu de dire qu’une centaine de morts du fait de l’acupuncture – chiffre qu’on retrouve dans la littérature scientifique – est négligeable par rapport aux millions de traitements effectués chaque jour dans cette discipline. Mais on ne voit que la face émergée de l’iceberg. De nombreux cas ne font pas l’objet de publications et ne figurent donc pas dans les données, car il n’y a aucun réel système de surveillance pour ces disciplines.

Voyez-vous un lien entre le secteur du bien-être et les théories du complot ? Aux États-Unis, on a vu que Qanon prospérait par exemple dans le secteur du yoga…

Cela ne se limite pas qu’aux États-Unis. Plusieurs études ont confirmé ces liens : les personnes qui adhèrent aux théories du complot tendent aussi à se diriger vers les médecines alternatives. Si on réfléchit bien, les médecines alternatives sont en elles-mêmes une théorie du complot. C’est l’idée que la médecine conventionnelle, au nom notamment des intérêts pharmaceutiques, veuille supprimer certains traitements, qui ne peuvent donc exister que de manière alternative. Alors qu’en réalité, l’industrie pharmaceutique n’est que trop pressée de profiter de cet engouement pour les produits alternatifs et le bien-être. De la même façon, les universités, les hôpitaux et d’autres organisations de santé n’ouvrent que trop leur porte à ces disciplines, en dépit de l’absence de preuves de leur efficacité.

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