Cet article est issu du magazine Les Indispensables de Sciences et Avenir n°211 daté octobre/ décembre 2022.
En 2017, une équipe d’éthologues de l’Université de Saint Andrews, au Royaume-Uni, assistait à une scène stupéfiante dans un sanctuaire animal de Zambie. Une femelle chimpanzé, Noel, s’asseyait à côté du corps sans vie d’un jeune mâle qu’elle avait récemment adopté, avant de se mettre à lui nettoyer les dents à l’aide d’un brin d’herbe rigide. Preuve, s’il en fallait, que les chimpanzés peuvent faire montre d’attachement. Mais comment interpréter ce comportement en particulier ? Signifie-t-il que Noel avait conscience de la mort de son petit, voire qu’elle était en deuil ?
Dans les années 1970 naissait un consensus scientifique selon lequel quatre piliers définissent la conscience de la mort. Son universalité, d’abord, qui entend que tous les êtres vivants sont voués à mourir ; son irréversibilité, ensuite, un être mort ne pouvant être ramené à la vie ; la non-fonctionnalité, signifiant que la mort s’accompagne de la cessation de toutes les fonctions du corps ; et la causalité, enfin, qui implique de comprendre ce qui peut causer la mort.
Cette prise de conscience est progressive ; elle est complète vers l’âge de dix ans chez l’humain, dont on a longtemps pensé qu’elle était l’apanage. Mais cette singularité est de plus en plus nuancée. Comment expliquer le geste de Noel si elle n’était pas capable de percevoir ce qu’est la mort, ou du moins de ressentir une forme de deuil ? Quantité d’observations, ces dernières décennies, nous en apprennent long sur les différentes manières qu’ont les animaux de réagir face à la mort, et le premier cas documenté, étonnamment, est celui des insectes.
Fourmis spécialisées dans la gestion des cadavres
Au sein des colonies d’insectes sociaux, les individus sont répartis en plusieurs castes, définies par leur rôle dans la communauté. Chez les fourmis, par exemple, on trouve des ouvriers, des soldats… et même des croque-morts. Le travail de ces derniers : localiser les cadavres situés dans le nid ou à proximité, et les évacuer hors de la colonie. Il ne s’agit pas d’une tâche à plein temps, cependant ; certaines fourmis sont détournées de leur activité principale pour se spécialiser temporairement dans la gestion des cadavres. Ce phénomène, la nécrophorèse, avait déjà été observé par Pline l’Ancien, au premier siècle de notre ère. Depuis, on sait que les abeilles et les termites, entre autres, ont aussi recours à cette pratique.
Les insectes sont donc capables d’identifier leurs congénères morts. Chez les abeilles, le cadavre est saisi entre les mandibules du croque-mort, puis entraîné à cent mètres de la ruche avant d’être largué depuis les airs. Les fourmis entassent parfois les corps dans une chambre dédiée de la fourmilière, comme une sorte de cimetière. Quant aux termites, ils se débarrassent des morts… en les dévorant. Cette nécrophorèse témoigne-t-elle pour autant d’une certaine conscience de la mort ? Peu probable, car les études scientifiques ont montré qu’il s’agit en réalité d’un comportement strictement mécanique, déclenché par un stimulus chimique. Lorsque les insectes détectent des acides gras émis spécifiquement par un corps en décomposition, ils évacuent aussitôt celui-ci. Ce réflexe permet d’éviter les épidémies de maladies infectieuses, mais rien n’indique qu’il s’accompagne d’une quelconque forme de conscience, ni de deuil.
D’autres animaux, en revanche, semblent réagir à la mort ou à la détresse d’un de leurs congénères de manière bien plus émotionnelle. Plusieurs équipes de chercheurs ont remarqué par exemple, dès les années 1970, des comportements de deuil chez les grands dauphins de la Méditerranée, accompagnés de vocalisations : des mères transportant le cadavre de leur petit vers les profondeurs, ou vers la surface lorsqu’il coulait, escortées par un autre adulte.
Dans une étude parue en février 2022 dans la revue Biology, Giulia Pedrazzi et ses collègues de l’Université La Sapienza, à Rome, rapportent en outre avoir observé, lors de l’un de ces étranges ballets funéraires, que la mère produisait un sifflement unique servant vraisemblablement à appeler d’autres individus à l’escorter.
Au large des îles Canaries, un globicéphale tropical (Globicephala macorhynchus), probablement la mère, porte un nouveau-né mort. Cette attention portée à un petit décédé est souvent observée chez les cétacés. Crédits : SERGIO HANQUET / BIOSPHOTO
Des femelles portent leur bébé mort depuis plusieurs jours
Ce comportement altruiste – caractérisé par la volonté manifeste d’un animal en bonne santé d’assister un congénère blessé, en détresse ou décédé – est dit “épimélétique”. Il est observé aussi chez les bélugas et les orques. La manifestation d’un tel altruisme envers un animal vivant est pleine de sens ; il n’est pas rare de voir une femelle protéger un jeune individu contre l’agressivité d’un mâle adulte. Mais pourquoi ces comportements s’observent-ils aussi envers des individus décédés ? Pour certains chercheurs, c’est la manifestation d’une émotion forte associable à ce que nous appelons le deuil.
En ce domaine, les comportements les plus éloquents sont observés chez les primates. Élise Huchard, primatologue à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem), s’intéresse aux babouins chacma dans le parc naturel de Tsaobis, en Namibie. Les femelles y portent leur bébé, même mort depuis plusieurs jours, au prix d’efforts constants. Elles continuent de le toiletter, inspectent les blessures qui ont causé la mort et en chassent les mouches. Mais les relations parents-enfants ne sont pas les seules à susciter ce type de réactions.
Dans une étude parue en 2006 dans la revue Proceedings of the Royal Society B, Dorothy Cheney, de l’Université de Pennsylvanie, et ses collègues révélaient que des babouins chacma femelles déplorent aussi la perte d’autres individus qu’elles considèrent comme proches. Elles présentent notamment une hausse significative de leur taux de glucocorticoïdes, un indicateur de stress. Ce taux, en revanche, revient ensuite à la normale grâce à un mécanisme de compensation sociale : à la suite du traumatisme, les individus en deuil voient leur nombre de partenaires de toilettage augmenter.
Du côté des chimpanzés, on observe une certaine variabilité de la réaction des adultes au trépas d’un membre de leur communauté. Elle peut dépendre de facteurs comme l’âge, le sexe et le statut social du décédé ou des survivants, ou encore de la cause de la mort. En général, la découverte du cadavre d’un congénère s’accompagne de vocalisations intenses émises par les autres membres du groupe, qui se livrent à des embrassades entre eux et à des inspections, parfois délicates, parfois violentes, du corps.
D’autres travaux menés sur les chimpanzés montrent que, lorsqu’un jeune est séparé de sa mère, il s’ensuit, chez lui, une réaction en deux étapes. D’abord, une forte agitation couplée à des appels. Ce comportement – dit de protestation – se solde généralement par la réunion des deux individus. Si la séparation se prolonge, le comportement du jeune change du tout au tout ; il s’immobilise en silence, se prostre et manifeste une perte d’intérêt soudaine pour son environnement. C’est un comportement de désespoir.
Une ruse du règne animal : feindre le trépas pour mieux y échapper
Ce genre de réaction à la mort d’un congénère, Mark Bekoff, professeur émérite d’écologie et de biologie évolutive à l’Université du Colorado à Boulder (États-Unis), l’a observé chez divers groupes d’animaux, notamment les coyotes, les loups et les chiens. “Quand un animal disparaît d’un groupe, on voit des comportements très similaires, explique-t-il. Dans certains cas, les réponses émotionnelles observées pourraient donc résulter de la perception de l’absence d’un congénère plutôt que de la conscience réelle de sa mort. “
Cet éthologue et auteur de nombreux livres sur la cognition animale se rappelle sa rencontre avec un groupe d’éléphants, au nord du Kenya. “On voyait tout de suite que quelque chose clochait, se souvient-il. Ils erraient sans but, sans cohésion, la tête baissée.” Iain Douglas-Hamilton, zoologiste expert des éléphants, lui confirme aussitôt que le groupe vient de perdre sa matriarche qui, chez ces animaux, est un élément central au sein du groupe.
“On sait aujourd’hui que de nombreuses espèces ressentent un large éventail d’émotions, dont la tristesse, explique Élise Huchard. Ils forment des liens d’attachement profond et souffrent des séparations d’avec leurs proches.” Mais le deuil et la perception de la mort sont deux concepts distincts, souligne la primatologue. Ces réactions à la séparation n’impliquent pas forcément une véritable conscience de la mort, telle que les humains l’articulent avec ses quatre piliers. “Cette conscience n’est pas un trait binaire, nuance Élise Huchard. C’est un continuum. Il est probable que différentes espèces se situent à différents niveaux de ce continuum, et bien possible que certaines aient un niveau proche ou similaire au nôtre.”
Susana Monsó, philosophe spécialiste du concept de mort chez les animaux à l’Université nationale d’éducation à distance, à Madrid, estime qu’un niveau simple de compréhension de la mort, impliquant seulement deux des quatre piliers – irréversibilité et non-fonctionnalité – est commun dans le règne animal. Cela expliquerait la capacité de certains animaux à simuler leur propre mort pour échapper à leur prédateur. Ce comportement complexe, appelé thanatose, est observé chez de nombreuses espèces de reptiles, d’amphibiens, d’oiseaux, et même de mammifères comme l’opossum. Il peut se manifester par des convulsions, des saignements, une immobilisation et une odeur de putréfaction. Feindre le trépas pour mieux y échapper ? Voilà qui semble impliquer une certaine compréhension des deux piliers en question, en particulier par le prédateur trompé.
Et si l’attachement des animaux était un facteur de survie ?
“Les réactions observées peuvent aussi résulter de l’incompréhension face à une situation difficile à appréhender, propose Mark Bekoff. Une nouvelle odeur, un congénère qui ne bouge plus…” Cela expliquerait l’attitude d’investigation fréquemment observée chez les singes ou les éléphants lorsqu’ils explorent le cadavre d’un congénère de leurs mains ou leur trompe. “Ce qui signifie que ces animaux disposent d’un répertoire de situations qu’ils comprennent… Nous sous-estimons largement les capacités cognitives et émotionnelles des animaux.”
La véritable question n’est pas tant de se demander si les animaux peuvent ressentir de la peine ou être en deuil face à la mort d’un congénère, mais de savoir pourquoi ces émotions existent. En réalité, le deuil serait un sous-produit d’une autre émotion, l’attachement qui, lui, a un avantage évolutif. Il se pourrait que ce sentiment, dérivé de ce que les humains appellent l’amour, serve à renforcer la cohésion dans un groupe après la perte d’un de ses membres. Ce faisant, il permettrait d’accélérer un retour à la normale pour assurer la survie optimale de ceux qui sont encore là… mais ce ne sont là, pour l’heure, que des spéculations.
Des funérailles chez les oiseaux ?
L’apparition des rites funéraires chez Homo sapiens est généralement associée à sa capacité cognitive à formuler des conceptions abstraites et symboliques. Difficile de savoir si les animaux sont capables de telles pensées. Mais alors, comment expliquer le comportement d’apparence “rituelle” observé chez certains oiseaux, comme la pie, face à la mort d’un congénère ? Mark Bekoff s’est étonné, en 2009, d’apercevoir un groupe de quatre pies rassemblées en cercle autour du corps sans vie d’une cinquième. Certaines donnaient de petits coups de bec délicats au cadavre, hochaient la tête, tandis qu’une autre disposait des brindilles près de lui. Toutes se sont ensuite mises à produire de fortes vocalisations, le bec levé vers le ciel ; un véritable service commémoratif !
Depuis, nombre de témoins ont assisté à des scènes similaires et publient des vidéos qui capturent ces comportements surprenants. Plusieurs travaux ont montré que des espèces de corvidés, comme la pie, le geai buissonnier ou la corneille d’Amérique, forment des agrégations cacophoniques similaires : à la vue du cadavre d’un congénère, ils se rassemblent et vocalisent. En revanche, ils semblent assez indifférents aux corps sans vie d’oiseaux d’autres espèces, tels les pigeons. Dans une étude parue en 2012 dans Animal Behavior, Teresa Iglesias, de l’Université de Californie à Davies, et ses collègues assimilent ce comportement à un partage d’information. La cacophonie servirait à alerter les congénères de la présence d’un cadavre et, donc, de dangers potentiels à éviter dans la zone alentour.
Chez plusieurs espèces de corvidés, comme les pies, des groupes peuvent se former autour du cadavre d’un congénère. Crédit : TWITTER
Paire William Rowe-Pirra
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