la « maison des Français » renaîtra-t-elle de ses cendres ? – La science et le futur › Geek News - 1

Groenland, 70°N, août 2020. Le ciel étend son dôme bleu sans nuage sur la baie de Rosenvinge dans le vaste fjord Scoresby. Des morceaux d’icebergs étincelants, jetés à terre, flottent à la surface sous l’influence de la lumière du soleil. Au loin, l’horizon est parsemé de pics déchiquetés d’environ 2 000 mètres de haut. Kamak, un voilier de l’expédition française au Groenland, mouillait près du village d’Ittokkortoormiit, seul établissement humain à 800 km à la ronde dans cette zone glacée du nord-est de l’île. La mission Groenland revient d’une expédition géologique et océanographique de trois semaines sur les traces du commandant Charcot : un siècle plus tard, des chercheurs ont mis à jour des échantillons prélevés par des scientifiques de l’époque pour les comparer. De la mer, côté bâbord, l’église en bois rouge du village est visible. De l’autre côté d’une étroite vallée coupée par un ruisseau, sur un plateau rocheux, se profile la silhouette bleue d’une maison sans âme.

Le bâtiment abandonné offre une vue exceptionnelle sur le fjord. Crédit : Juliette Maury – Groenland

Tous nos articles sur l’expédition au Groenland sur les traces du commandant Charcot au Groenland :

« C’est un laboratoire humain dirigé par le commandant Sharko

– Sur les traces des missions géologiques du commandant Charcot au Groenland : rapport d’expérience maritime.

– Au Groenland sur les traces du Commandant Charcot : retour au temps des dinosaures

– Problèmes de santé de la morue polaire au Groenland

« Aujourd’hui, personne ne sait à qui appartient cette maison »

Jean Boyer, adjoint à Camac, dirige le zodiac vers le ponton du village. Il y a un phoque mort accroché là, attendant que le chasseur le ramasse pour nourrir sa famille. En suivant le ruisseau, nous montons un chemin de terre qui mène à une corniche sur laquelle un avant-poste scientifique français a été construit en 1932. La fondation du bâtiment s’élève parmi les débris et les taches blanches de linaigrette dont les fleurs ressemblent à de la fourrure de renard. Les fenêtres sont en panneaux de bois. Les traîneaux oubliés blanchissent sous le soleil. Voici la « maison des Français », comme l’appelle l’ancien maire du village, Jørgen Danielsen – Jullut en inuit. « Aujourd’hui, personne ne sait à qui appartient cette maison, qui n’a pas été ouverte depuis de nombreuses années », raconte Vincent Hilaire, chef de l’expédition au Groenland. On peut dire que c’est typique des habitants du Tassilak. [une commune groenlandaise située plus au sud] : bas, de plain-pied, il est conçu pour résister aux vents catabatiques de la région connue sous le nom de Piterak. Elle a été reconstruite sur les fondations de la maison de Charcot, incendiée il y a de nombreuses années.

Traîneau. Photo : Sylvie Roy – Groenland

Le bâtiment délabré demeure un témoignage symbolique de la présence française dans ce fjord boréal lors de la deuxième année polaire (1932-1933). La France ne figurait guère dans la première édition de 1882-1883, si ce n’est l’expédition du Cap Horn, décidée en dernier recours pour faire bonne figure. Entre-temps, Jean-Baptiste Charcot, fils de l’éminent neurologue Jean-Martin Charcot, s’était forgé une solide réputation d’explorateur polaire. Il fut en effet le premier Français à atteindre l’Antarctique et y hiverner à deux reprises, cartographiant notamment environ 3 000 km de côtes. En 1910, lors du deuxième hivernage, l’expédition découvre une nouvelle île, qui a depuis reçu le nom de « Terre de Charcot ». Le commandant avait 58 ans, en 1925 il accomplit un nouvel exploit, surmontant de dangereuses barrières de glace qui protégeaient la côte est et presque inhabitée du Groenland. Son expédition est entrée dans le fjord Scoresby pour sauver une expédition danoise en détresse. Dans ce cas, Charcot découvrira que le Danemark s’apprête à y établir une colonie humaine afin d’asseoir sa souveraineté, qui est alors contestée dans la région par la Norvège. Engagé pour la cause du Danemark, le commandant Charcot reviendra l’année prochaine pour aider à bâtir cette communauté.

Vincent Hilaire en Italie, Groenland.  Photo : Sylvie Roy - Groenland.

Vincent Hilaire près de l’église Ittokkortoormiit, à la construction de laquelle le capitaine Charcot et son équipe ont participé en 1926. Photo : Sylvie Roy – Groenland

En 1931, à l’approche de la deuxième Année polaire internationale, Jean-Baptiste Charcot incite l’administration française à y participer en établissant une base scientifique dans le Scoresby Fjord. Il l’explique ainsi : « Purkua Pash est venu en aide aux Danois qui s’y étaient installés en 1925 pour étudier la possibilité d’y fonder une colonie esquimaude. En 1926, il contribue à l’établissement de cette colonie et entreprend des observations magnétiques et diverses études. En 1928 puis en 1929, le même navire traversa à nouveau la ceinture de glace séparant cette colonie du large. Ainsi, je peux dire que je connais la navigation dans ce domaine, et la France s’y est déjà engagée dans la recherche scientifique. travail » (Bulletin de l’Association des géographes français, février 1933). Le Danemark a déjà donné son accord. Mais l’administration française ne veut pas prêter à la science alors que les besoins de la nation sont urgents. Charcot se tourne alors vers son ami danois Einar Mikkelsen, le fondateur de la colonie Ittokkortoormiit : la maison et l’observatoire sont alors commandés par un charpentier de Copenhague. Cependant, leur paiement nécessitera l’intervention personnelle de Paul Doumer, président du Sénat et ami de Charcot (son portrait ornait la place Purkua Pa), pour que le premier acompte soit versé.

En un an seulement, plus de 10 000 aurores boréales ont été décrites !

L’été 1931 est donc consacré aux préparatifs de la pose des fondations de la gare. Le site a été réservé par les autorités danoises sur un site rocheux de 35 mètres de haut « à côté de la plage où il est facile d’atterrir lorsque la baie est libre de glace », note Charcot. Un ruisseau traversé par un pont de bois la sépare de la colonie. 20 mètres plus haut se trouvent la station danoise TSF et un sismographe. La station TSF est désormais remplacée par une station météo, à partir de laquelle sont lancés deux fois par jour et à certaines heures des ballons qui montent dans la haute atmosphère pour mesurer des paramètres. Fin 1931, Charcot reçoit enfin une importante subvention du Parlement qui lui permet de mener des travaux scientifiques à Scoresby. La flotte française, ralliée aux côtés du commandant Charcot, délègue le brise-glace Polux basé à Brest. Il transporte les membres de l’expédition et 280 tonnes de matériel vers le Grand Nord. Le trois-mâts du capitaine Charcot est chargé de 70 tonnes de matériel. Ainsi, à l’été 1932, la construction de la gare est réalisée grâce à d’importants moyens techniques et à l’aide de marins de Pollux avec l’aide des habitants du village.

Ainsi, au cours de l’année (du 26 juillet 1932 au 16 août 1933), une équipe de 15 officiers de marine, techniciens et scientifiques, ainsi qu’un médecin et un cuisinier, ont vécu une expérience unique dans ce village arctique isolé. Parmi eux, pour plaisanter, on citera Paul Tchernyakovsky, qui a mené des recherches biologiques et le frère du réalisateur Pierre Cernia (décédé en 2016), qui a participé à l’enregistrement d’un film documentaire sur l’expédition. 15 personnes étaient chargées de l’entretien des divers instruments installés dans la baie, ainsi que des mesures et observations quotidiennes pour les programmes de recherche géophysique et météorologique. En un an, ils ont décrit plus de 10 000 aurores boréales ! Ces déclarations entraîneront, à la fin de leur séjour, la publication incomplète de trois gros volumes d’observations scientifiques. A cette époque, la radio porte le nom de Paul Doumer, devenu président de la république.

Photographies de 1933 - Album photo personnel de Monsieur Henri Delaporte Quartiers-maîtres de la mission : Chapelin, Garrigou, Bruden (avec pipe), Lozakhich, Le Direzon, Delaporte, Herry (comme commandant en second), devant le mémorial.  Crédit : Henri Delaporte

Les quartiers-maîtres de la mission (Aumônier, Garrigou, Bruden, Lozaich, Le Direzon, Delaporte, Herry) en 1933 devant un mémorial érigé à la mémoire de la mission. Crédit : Henri Delaporte

Création d’une nouvelle base arctique

Lorsque les Français quittèrent la gare, elle servait de dispensaire, comme en témoigne l’écrivain danois Jorn Riel dans son livre Une vie de commérages, qui relate ses aventures dans la région : « La maison et le dispensaire de Signe étaient une ancienne expédition française. La maison que la colonie a acquise après le départ des pionniers avait deux étages bas de plafond, le premier étage contenait un appartement personnel, une cuisine et une salle de consultation, et trois petits salons pour les patients étaient situés à l’étage. situé à flanc de montagne, au-dessus du village, avec une belle vue sur Scoresbysund.

Kamak dans la baie de Rosenvinge.  Photo: Yann Chavans - Groenland

Kamak dans la baie de Rosenvinge. Photo : Yann Chavans – Groenland

Aujourd’hui, Vincent Hilaire dessine des projets ambitieux pour le bâtiment abandonné. Il souhaite y implanter une nouvelle base arctique, destinée à abriter et logistiquement des missions scientifiques françaises dans une région désormais profondément préoccupée par le changement climatique : Une étude publiée en août 2022 par des chercheurs de l’Institut finlandais de météorologie d’Helsinki montre que l’Arctique est réchauffement quatre fois plus rapide. que le reste du monde. Le laboratoire de l’université de Versailles à Saint-Quentin-en-Yvelines (CEARC avec le programme Semperartic) prévoit d’y installer un capteur de vapeur d’eau, la donnée nécessaire pour mesurer l’intensité du réchauffement actuel. Ce printemps, le projet a été remarqué par l’ambassadeur du pôle Olivier Poivre d’Arvor, mais n’a pas encore reçu de financement. Alors que nous nous apprêtons à regagner pour passer la nuit à bord du Camac, nous rencontrons deux doctorants de l’Université de La Rochelle sur le ponton transportant de lourds sacs de matériel à terre. Ces jeunes ornithologues viennent de passer un mois sur le terrain au nord d’Itthlokkortoormiit. Durant cette période, ils ont étudié attentivement une colonie de dizaines de milliers d’oiseaux, suivis pendant de nombreuses années par des scientifiques français. Vincent Hilaire sourit. La maison française Ittoqqortoormiit a peut-être un nouveau destin…

A l’occasion de l’Année polaire internationale (1932 – 1933), l’enseigne Ozanno réalise un film pour le cinéma militaire. A découvrir sur YouTube.

.