“Poissy est tombé.” La métaphore militaire de Béatrice Pellegrino, responsable des urgences pédiatriques de Mantes-la-Jolie, en dit plus que de longs discours. Pendant que ses collègues, un peu partout en France, se battent pour tenter d’arracher des moyens supplémentaires pour leurs petits patients, elle a vu le service voisin du sien, dans les Yvelines, s’écrouler en silence. Plus aucun accueil physique direct n’y est accepté en raison du sous-effectif en pédiatres. L’Agence régionale de santé (ARS) conseille d’appeler le 15 avant de se présenter et seule la traumatologie grave reste prise en charge. “Le pourquoi de la chute de Poissy, c’est ce que l’on vit au quotidien. Des médecins qui partent parce qu’ils n’en peuvent plus, des fins de contrats de praticiens étrangers ou des congés maternité sans remplaçants. C’est l’épuisement professionnel et le sentiment de devenir dangereux, de ne plus pouvoir réfléchir correctement alors que notre métier nous demande de la clairvoyance et une grande réactivité”, détaille-t-elle, tout en hésitant à en dire plus – elle aussi doit recruter…

Avant Poissy, d’autres, déjà, sont “tombés”. Qui se souvient de Hiba Trraf ? Dernière pédiatre en poste à l’hôpital de Montluçon (Allier), qui en comptait encore sept en 2018, elle a jeté l’éponge : trop de pression, trop de travail, et toujours cette crainte permanente de finir par commettre une erreur et “de mettre en danger un enfant”. Son cri d’alarme remonte au mois d’août, mais qui y a prêté attention dans la torpeur de l’été ? Son départ était pourtant annonciateur de la grande colère qui secoue aujourd’hui la pédiatrie. Car si elle a éclaté ces jours-ci à l’occasion de l’épidémie de bronchiolite, les difficultés s’avèrent structurelles et touchent aussi bien les hôpitaux que le secteur libéral. La France est très mal dotée en pédiatres par rapport à ses voisins européens, comme l’a rappelé un rapport du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) paru en avril : notre pays en compte 12 pour 100 000 enfants, contre plus du double en Italie, en Espagne ou en Suisse.

Un nombre d’internes divisé par trois entre 2006 et 2018

Et le pire est à venir car 44% des pédiatres libéraux ont plus de 60 ans. Les départs en retraite massifs attendus dans les années à venir n’ont pas été anticipés. Bien au contraire : “Le nombre d’internes en pédiatrie a été divisé par 3 entre 2006 et 2018, relèvent les auteurs du rapport du HCSP. La compensation des départs nécessiterait de former au moins 600 internes par an.” Pourtant, l’an prochain, avec 339 postes ouverts à l’internat, rien ne changera. “Je suis très inquiet pour les années qui viennent”, confie le Pr Rémi Salomon, néphrologue pédiatre et président de la Commission médicale d’établissement de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris.

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En attendant, la situation est déjà critique. Il n’aura fallu qu’une banale épidémie de bronchiolite pour que le château de cartes s’écroule. Et que la colère des pédiatres se libère : ils sont désormais 7 000 à avoir signé une pétition à l’attention du président de la République, qu’ils comptent lui remettre en mains propres ce 2 novembre. Un mouvement d’une ampleur inédite dans cette spécialité. Pour le calmer, il faudra plus que les mesures de court terme annoncées par le ministre de la Santé François Braun (150 millions d’euros pour financer un plan d’urgence). “On a tous les ans 20 000 hospitalisations supplémentaires liées à la bronchiolite, on connaît cette situation par coeur. Ce que l’on essaye d’expliquer c’est que cette épidémie arrive sur un hôpital qui n’a plus de ressource”, martèle Olivier Brissaud, chef du service de réanimation et surveillance continue pédiatriques et néonatales au CHU de Bordeaux. Des difficultés à propos desquelles la Cour des comptes, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et le HCSP avaient déjà alerté…

Le résultat ? Il apparaît clairement dans les résultats d’un sondage mené cette semaine par la Société française de pédiatrie (SFP) auprès de 83 établissements : pour 70% d’entre eux, les capacités d’hospitalisation sont dépassées et un quart a dû renvoyer des enfants à domicile faute de place. Cet automne encore, des petits patients ont été transférés entre régions. “Et que l’on ne vienne pas nous dire que transporter un enfant qui a besoin de réanimation, et l’emmener loin de ses parents, est une solution sûre et adaptée, car ce n’est pas vrai”, tonne le Pr Stéphane Dauger, chef du service de médecine intensive – réanimation pédiatrique de l’hôpital Robert-Debré (AP-HP), à Paris.

“On joue aux chaises musicales, en espérant que ça passe, et parfois on se prend des boomerangs”, avoue le Dr Julie Starck, réanimatrice en pédiatrie néonatalogie à l’hôpital Armand-Trousseau, à Paris, en repensant à cette petite patiente renvoyée chez elle trop tôt et qu’elle a vu revenir dans un état dégradé. Les conditions de prise en charge s’avèrent parfois éloignées des standards de qualité. “Récemment, un réanimateur a dû garder un petit sous assistance respiratoire dans un couloir des urgences durant plus de huit heures”, témoigne Isabelle Desguerre, cheffe de service de neuropédiatrie à Necker-Enfants malades. Et en réanimation, le ratio d’un binôme infirmière/aide soignante pour deux patients n’est pas toujours respecté : “Quand nous acceptons tout un week-end deux prématurés alors que le service est plein, nous travaillons dans des conditions inadaptées”, regrette Julie Starck.

Opérations programmées de longue date et décalées la veille

Non anticipé, l’afflux de bronchiolites déstabilise tout l’hôpital. Toujours d’après la SFP, 42% des pédiatres ont dû décaler des soins, “avec un risque de perte de chances”. Au CHU Bicêtre (AP-HP), en banlieue parisienne, Virginie Fouquet-Languillat, chirurgien pédiatre, en sait quelque chose. Début octobre, elle voit un bébé de trois mois atteint d’une atrésie des voies biliaires, une pathologie grave. “Bicêtre est un centre de référence pour les maladies hépatiques rares, ses parents ont fait 300 kilomètres pour venir. Comme moi, ils savent que leur enfant doit être opéré rapidement pour avoir une chance d’éviter une greffe hépatique”, détaille-t-elle. Elle voudrait l’opérer dans les quarante-huit heures, mais ne peut leur proposer une place que sept jours plus tard. “La nuit précédant la date fixée, une de mes collègues de garde a accepté le transfert d’une petite de 5 ans avec une péritonite. Elle avait déjà passé six heures aux urgences d’un autre hôpital, il n’y avait plus de place nulle part en Ile-de-France et il lui fallait une opération d’urgence”, explique le chirurgien. Bien sûr, à son arrivée le matin, on lui demande d’annuler son opération, car la place de surveillance continue en réanimation attribuée au bébé était prise… “Finalement, devant la gravité de la pathologie, j’ai pu opérer le bébé, mais une autre intervention a été annulée. Nous jonglons depuis des mois en triant nos patients”, soupire-t-elle.

Récemment, elle a dû repousser à… janvier 2023 l’opération prévue de longue date d’un petit garçon avec une maladie vasculaire du foie parce qu’un bébé de 11 mois est arrivé en urgence pendant la nuit précédente avec une insuffisance rénale et un choc septique. “Allez expliquer ensuite à cet enfant et à ses parents qu’il doit rentrer chez lui, alors que je sais que ce retard l’expose à un risque vital de saignement digestif. Comment peut-on nous demander des choses pareilles ? Vous vous rendez compte ? Ethiquement, c’est insupportable”, déplore Virginie Fouquet-Languillat.

Pour beaucoup, ces choix cornéliens deviennent le quotidien. Même en dehors des périodes de crise et même dans les unités de pointe, jusqu’ici préservées. Comme dans le service d’hématologie et immunologie pédiatrique de l’hôpital Robert-Debré, où dix lits sont fermés depuis le printemps : “On ne peut réaliser toutes les greffes de moelle qui seraient nécessaires, alors on priorise les leucémies, plus urgentes, tout en sachant que l’on est maltraitant avec les enfants atteints de drépanocytose, dans le sens où on ne leur donne pas le meilleur traitement possible”, expose le Pr Jean-Hugues Dalle, qui dirige le service. Pour ces enfants, il existe en effet une solution d’attente : un échange transfusionnel une fois par mois, afin de renouveler leur sang et éviter les complications liées à leur maladie (AVC, lésions pulmonaires…). “C’est loin d’être idéal, il y a une prise de risque aussi. Et pour des soignants, c’est très difficile de ne pas proposer le traitement le plus adapté”, insiste-t-il.

Pas d’alternatives dans le privé

Diabétologue au centre hospitalo-universitaire (CHU) de Rennes, le Dr Marc de Kerdanet ne peut que le constater : “En quinze ans, nous sommes passés de 2 à 2,4 postes de médecins. Les patients, eux, sont passés de 200 à 460”. Impossible de bien suivre tous les enfants ou d’hospitaliser ceux qui en auraient besoin. De quoi, là aussi, placer les médecins face à des choix impossibles. D’autant qu’à Rennes, comme dans tous les hôpitaux (en dehors des établissements pédiatriques), les services d’hospitalisation de pédiatrie accueillent indifféremment toutes les pathologies : “Comme il n’y a jamais assez de place, on se retrouve à devoir négocier avec nos collègues pneumologues ou neurologues pour savoir qui a l’enfant le plus urgent. Vous imaginez les tensions que cela peut générer ?”, soupire-t-il. Avec, en plus, une pression particulière à la pédiatrie : “A 95%, les hospitalisations sont dans le secteur public. A la différence des soins pour les adultes ou des maternités, il n’y a pas d’alternatives dans le privé”, rappelle Emmanuel Mas, chef du service de gastro-entérologie de l’hôpital pédiatrique de Toulouse.

Charge émotionnelle forte et conditions de travail éprouvantes : un cocktail qui peut rebuter ou décourager. Sans compter que les pédiatres doivent souvent partager leur temps entre leur spécialité (diabétologie, pneumologie…) et l’accueil des urgences. “L’attractivité de la pédiatrie décline auprès des étudiants en médecine, en raison aussi d’une charge de permanence des soins particulièrement importante”, notait l’Igas dans son dernier rapport. Les difficultés concernent aussi les infirmières puéricultrices. “L’absence d’évolution de leur diplôme depuis 1983 reflète le manque de reconnaissance d’une profession dont le positionnement est questionné à l’hôpital par rapport aux infirmiers “généralistes” et aux autres infirmiers spécialisés”, relevait encore l’Igas. Et comme si cela ne suffisait pas, ces professionnelles n’ont pas eu droit à une prime accordée récemment aux autres infirmières de réanimation : “Ceci au prétexte qu’elles sont déjà un peu mieux payées que les autres. C’est une honte”, s’énerve le Pr Dauger, à Robert-Debré. Plus problématique encore, depuis 2009, le cursus initial des infirmiers “généralistes” – qui peuvent ensuite aussi exercer en pédiatrie – , ne comprend plus de formation auprès des enfants.

Les “forfaits urgence” moins bien payés pour les enfants

A cela s’ajoutent des années de sous-financement de soins pédiatriques. “C’est simple, aux urgences de mon hôpital, on reçoit 1 enfant pour 2 adultes, mais les équipes dédiées aux adultes sont quatre fois plus importantes et leurs locaux font le triple des nôtres”, soupire Christèle Gras-Leguen, la présidente de la Société française de pédiatrie. Et cela ne change pas : avec la création récente des “forfaits urgences”, l’accueil d’un moins de 16 ans est payé 27,9 euros, contre 35, 74 pour les patients âgés de 16 à 44 ans, 41,73 euros de 45 à 74 ans et 50,02 euros pour les plus de 75 ans. “La prise en charge d’une entorse de cheville chez un enfant est moins bien payée que chez un adulte, alors qu’il va souvent nous falloir plus de temps pour calmer l’enfant, le rassurer, etc.”, raconte encore la présidente de la SFP qui, après plus d’un an de bataille, vient enfin d’obtenir un rendez-vous au ministère sur ce sujet.

Pour sortir de l’ornière, le monde de la pédiatrie attend donc aujourd’hui des mesures structurelles – à commencer par une reconnaissance des astreintes, des gardes et du travail de nuit. “Il faudrait aussi revoir les ratios en réanimation, passer à un soignant pour un enfant et instaurer des ratios dans les autres services de pédiatrie”, plaide Fabrice Michel, chef de service d’anesthésie-réanimation à La Timone, à Marseille. Pour alléger la charge des hôpitaux, il faudra aussi des moyens pour la pédiatrie libérale – “des assistants médicaux comme pour les généralistes”, souligne Andreas Werner, président de l’Association française de pédiatrie ambulatoire. Ainsi qu’une revalorisation : cette spécialité compte parmi les moins bien payées.

En attendant, certains services soufflent, sauvés in extremis. Au centre hospitalier de Carcassonne aussi, la pédiatrie a failli “tomber”. Avec une seule pédiatre pour assurer les astreintes sept jours sur sept, le service aurait dû fermer en novembre. Il a finalement obtenu de l’aide au terme d’une âpre bataille entre l’équipe soignante et l’ARS : un médecin étranger devrait pouvoir venir en renfort, ainsi qu’un pédiatre de Narbonne. “C’est assez miraculeux quand je pense à tous ces derniers mois”, souffle une soignante. Pas sûr que les miracles suffiront longtemps à sauver l’hôpital.

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